Il était une fois un monument aux morts comme il en existe des milliers… Enfin, pas vraiment !


Au premier regard, notre monument aux morts sculpté dans la pierre de Volvic n'inspire, comme la couleur de sa pierre, que le recueillement, le silence et le respect.

Il s'agit d'un obélisque sur socle d'environ 5 mètres de haut. Au devant, un poilu, la main sur le cœur, un genou à terre, est en train de succomber à ses blessures. Les yeux tournés vers le ciel, il semble implorer un miracle qui ne viendra jamais.

Heureusement, il ne s'agit que d'une statue en fonte de fer, sur le modèle du "soldat agonisant" qui décore un grand nombre de monuments commémoratifs en France. Au départ, cette œuvre a été imaginée et réalisée par un statuaire assez renommé au début du 20ème siècle, Jules Déchin, c'est pourquoi son nom y figure.

En fouillant sur le site internet des Archives départementales, nous avons, entre autres documents, retrouvé les plans d'origine soumis au Maire et au Préfet pour approbation (voir document ci-dessus).



Tout en haut de l'obélisque, une formule d'hommage ''Celles, à ses enfants morts pour la France 1914-1918'', ainsi qu'une feuille de laurier et une Croix de guerre ornent le monument.
Jusque là, rien de plus classique, nous direz-vous. Et pourtant, en 1923, quelques jours avant l'inauguration du monument prévue le 26 août, une terrible querelle éclate à son sujet.


Querelles de clochers, querelles oubliées


Un peu partout dans le bourg, des affiches pleines de colère flanquées du titre "PROTESTATION" fleurissent (voir le document ci-dessus, "Protestation". Source : Archives départementales du 63). 
Le texte est signé "Les Parents des Morts", avec des majuscules partout, comme pour insister sur leur fureur !
Sur cette affiche, ces parents anonymes exigent que le monument soit béni lors de la cérémonie, au nom du respect des croyances de leurs enfants tombés pour la France.


Réponse et refus catégorique du Conseil municipal, par la voix du maire de l'époque et toujours par affiche interposée : "Nous ne voulons pas qu'une seule religion vienne faire sa réclame sur leur tombe" (voir le document ci-dessus, "Aux habitants de la commune de Celles". Source : Archives départementales du 63)

Interrogé sur cette "affaire" le 19 mars dernier, juste après la cérémonie de commémoration de la fin de la guerre d'Algérie, le maire actuel M. Chambon, nous explique :
"Il y a eu beaucoup de débats et de disputes à propos de ce monument, à commencer par son emplacement. Le Conseil municipal a longtemps hésité entre la place de la fontaine devant l'église ou le cimetière, en témoignent les nombreuses délibérations à son sujet". 

Pour preuve, il a ouvert l'énorme registre des délibérations municipales à la séance du 15 août 1920 où il est écrit (qu'est-ce qu'on écrivait bien à l'époque !) : "Le Conseil, par neuf voix, décide que le monument serait érigé sur la fontaine du Palais, près de la halle" mais une ligne plus bas : "Le Conseil décide également qu'un emplacement pour le même objet serait réservé au centre du terrain acquis pour l'agrandissement du cimetière" (voir photos ci-dessous issues du registre).

Bref, tout avait mal commencé...


La victoire de Victorine

C'est pour cela que trois ans plus tard, en lisant les affiches des parents et du Maire, notre pauvre poilu a bien failli mourir une deuxième fois... Lui qui avait vu tellement d'horreurs à la guerre (surtout à Verdun et au Chemin des Dames) mais aussi, tellement d'actes héroïques, ne comprenait pas que l'on puisse encore se battre autour d'une tombe, même si ce n'était qu'à coups de mots.


Alors, le jour de notre première visite au cimetière, il nous a demandé de nous approcher d'un peu plus près et d'examiner attentivement les noms des poilus gravés sur la pierre. Il y en avait exactement 109, juste pour le conflit 14-18. Parmi eux, nous avons découvert  des membres de notre famille ou de celle de nos copains mais aussi, une femme, "Victorine Deconche" 1882-1918" (voir photos ci-dessous). C'est aussi le nom de notre école !


En 2015, le nom de cette infirmière militaire née à Celles et déclarée « Morte pour la France le 11 octobre 1918 » a été ajouté aux côtés de ceux des autres soldats. C'est pour cela que les lettres gravées dans la pierre sont bien plus blanches que les autres !

Or, à notre connaissance, il y a très peu de monuments aux morts en France qui rendent hommage à la souffrance des femmes pendant la Grande Guerre et le nôtre en fait partie !
Nous en sommes très fiers et chaque année, habitants et élèves des écoles se retrouvent à son pied pour célébrer la paix, le 11 novembre et le 8 mai. 

Du coup, Victorine est devenue un symbole de courage et de concorde pour tout le village. Il y a trois ans, plusieurs classes de l'école publique de Celles sont parties sur ses traces : ils ont réalisé son journal intime (pour les Petits Artistes de la Mémoire) et un film (Dans le cadre de la Mission Centenaire) qui explique pourquoi elle s'est engagée.
Comme ça, on aurait dit qu'elle était toujours parmi nous, encore un peu vivante, dans nos mémoires et dans nos cœurs...

Depuis, il parait que les nuits de pleine lune, en s'approchant tout près du monument aux morts et si on tend bien l'oreille, on peut l'entendre discuter avec notre poilu : "Il faut que les enfants se souviennent, ce sont eux les gardiens de la paix", lui murmure-t'elle. Alors, le regard perdu et solitaire de notre grande statue se teinte d'une nouvelle couleur, celle de l'espérance.

Les élèves de l'école publique Victorine Deconche devant le drapeau de la République française portant mention de la commune de Celles. Il nous a été prêté par la mairie et il date du début du 20ème siècle !